Entre deux guerres

Comme tous les matins, le premier son que j’entends est celui du coq. J’entrouvre les yeux. Je distingue à peine les lueurs de l’aube. Il est tôt, très tôt. Je m’assois lentement sur le lit et me frotte le visage des deux mains. Je n’ai pas très bien dormi. Le froid me fait frissonner. Le mois de novembre se fait bien sentir en dehors des couvertures et de l’édredon. J’attrape rapidement les vêtements que j’ai laissés au pied du lit et m’habille silencieusement pour ne pas réveiller Anatole. Le travail à la ferme et aux champs est harassant et il a bien besoin des quelques minutes de sommeil qu’il lui reste. Je pose ma main gauche sur le mur pour me guider dans le noir et atteins la porte. Je descends ensuite l’étroit escalier en bois en prenant bien soin de sauter la troisième marche pour ne pas qu’elle grince. Je souris en repensant à la première fois que j’ai fait grincer cette marche. C’était il y a un an. Je venais d’épouser Anatole et montais à l’étage de la maison pour la première fois.

Je connaissais cette maison depuis l’enfance pourtant. Cette dernière faisait partie des nombreuses fermes des environs. Pendant la guerre, ma mère venait souvent avec mon frère, mes sœurs et moi pour aider. L’entraide avait été un moyen pour nous, paysans, de survivre. C’est comme ça que j’avais rencontré Anatole qui vivait ici avec sa mère et ses cinq frères et sœurs. J’avais alors sept ans. Mais ma préoccupation principale à ce moment-là n’était pas de jouer avec de nouveaux camarades. Je me demandais surtout si nous pourrions obtenir du beurre avec la carte d’alimentation que venait de nous distribuer le maire.

1

(suite)

J’atteins le bas des escaliers et me dirige vers la cuisine. Le soleil commence tout juste à percer la brume matinale. Je me sers un verre d’eau et allume le feu. Alors que je mets de l’eau à bouillir, je repense à la fin de la guerre. Je repense à mon père qui n’est pas revenu, comme beaucoup d’hommes de la région et à mon oncle qui est revenu incroyablement intact, du moins physiquement.

La scène me revient alors soudainement. Je revois mon oncle entrer dans la ferme alors que ma mère et moi nourrissons les lapins. Il tient une lettre dans la main. Il s’avance vers nous, regarde ma mère qui s’est redressée, puis fait « non » d’un signe de tête, lentement. Le visage de ma mère se décompose. Elle ne crie pas. C’est un long râle qui sort de sa bouche alors qu’elle tombe à genoux. Je ferme les yeux. Moi aussi j’ai compris. Je sens les larmes couler le long de mes joues. Une certitude résonne en moi et me plie en deux de douleur : Je ne reverrai jamais mon père.

Ce soir-là, mon frère Alain ne s’est pas battu avec moi pour prendre la nourriture dans mon assiette. Personne n’a parlé. Et la nourriture est restée dans le plat.

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2

(suite)

Je sens les larmes envahir mes yeux. Je les essuie d’un coup de torchon et me concentre sur la cuisine. Je retire la casserole du feu et jette plusieurs feuilles de menthe dans l’eau. Je place le récipient sur un torchon au milieu de la table. Mon esprit revient vers mon oncle.

Horace était resté avec nous. Il avait participé à la création de l’association L’Union des combattants du Loiret et s’était beaucoup investit dans l’aide aux victimes. Il avait aussi très vite épousé ma mère, comme cela se fait souvent en cas de décès dans les familles.

Le visage du frère d’Anatole apparaît alors devant mes yeux et je fais la grimace.

Je me mets ensuite à couper le pain en tranches. C’est le pain de la veille et il commence déjà à durcir. J’ouvre alors le pot à lait, en verse dans une assiette et me mets à tremper les tranches une à une. Je les place sur le feu et casse deux œufs dessus. L’odeur qui se dégage me fait saliver.

Anatole entre dans la pièce à ce moment là, maugrée un « bonjour » et s’assoit à la table. Il saisit le journal et se met à lire. Je dépose les tartines sur la table ainsi qu’un verre et la bouteille de poirée. Je m’assoie ensuite et commence à manger. Je regarde Anatole froncer les sourcils. Je me demande ce qui peut bien le contrarier. Le journal catholique Sept est réputé pour son côté optimiste, bienveillant et neutre. Il se veut défenseur des valeurs catholiques et au dessus des rivalités entre les partis politiques. C’est d’ailleurs ce qui plait à beaucoup de gens lassés des tensions. Le curé en parle de temps en temps le dimanche à la messe.

C’est alors que la réaction d’Anatole répond à mes interrogations. Il pousse brusquement un gros soupir, pose le journal et commente :

« Le côté optimiste de ce papier m’énerve. Quand les nouvelles ne sont pas bonnes, elles ne sont pas bonnes. Pourquoi ne pas le dire et se préparer, au lieu de lancer des suppositions qui ne servent à rien ? ».

3

Je ne réponds pas à cette question qui n’en est pas réellement une. Je sais qu’Anatole continue tout simplement la discussion qu’il a eu hier avec mon oncle. Je les ai entendus parler de l’arrivée récente des espagnols à Orléans, de la guerre civile qui s’annonce en Espagne, du décret qui vient d’être adopté suite au bain de sang du 6 février l’année dernière, de la montée du fascisme, des pleins pouvoirs que vient d’obtenir un certain Hitler en Allemagne… J’avais écouté d’une oreille distraite mais j’avais compris une chose : le monde était sous tension et ils craignaient une nouvelle guerre. Je me mets à frissonner, mais pas de froid cette fois. Je décide de penser à autre chose.

« Je vais aller voir Victor. Je l’ai encore retrouvé au milieu de la cour hier. Il faut vraiment que je découvre par où cet âne arrive à sortir du pré ! »

Anatole se met à rire. « Il a été tellement enfermé quand sa patte était blessée que ce bourricot ne tient plus en place. Ce n’est pas bien méchant va. »

Alors que je mets mon manteau, il se lève et m’enlace. Sa main se met à caresser machinalement mon ventre. Instinctivement, je me tends. Je sais qu’il attend avec impatience d’être père. Moi aussi d’ailleurs. Dernière de la fratrie, je suis restée longtemps avec ma mère pour prendre soin d’elle. Je me suis mariée tard, à vingt-quatre ans. J’ai déjà de nombreux neveux et nièces et ne peux m’empêcher d’avoir un pincement au cœur à chaque fois que je les vois. Mais j’ai encore fait une fausse couche la semaine dernière. Je ne lui ai pas dit cette fois. A quoi bon être triste à deux ? J’en ai parlé avec ma sœur Églantine. Elle m’a dit que toutes les femmes vivaient cela et qu’il ne fallait pas que je m’inquiète. Je dois être patiente.

Je me dis que, décidément, je n’ai pas des pensées très joyeuses ce matin. Je dépose un baiser sur la joue de mon Anatole, mets mes sabots et attrape le seau plein de graines posé à côté de la porte. Il est temps d’aller ouvrir aux animaux.

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